Erreur de jugement

Ariana Harwicz
traduit par Alexandra Carrasco
Ariana Harwicz, Erreur de jugement

Lisa n’a plus rien à perdre : elle a laissé derrière elle son pays – l’Argentine – pour vivre le grand amour dans un coin perdu de la campagne française, elle a vu le couple se déliter, les sentiments devenir haine et surtout, elle a perdu la garde de ses enfants. Lui reste une rage insatiable, un besoin viscéral de voir, toucher, sentir ses petits qu’on ne l’autorise à serrer dans ses bras que deux fois par mois. Alors Lisa commet l’impensable : elle kidnappe ses enfants et s’enfuit avec eux, roulant au hasard, allant vers la mer.

Dans ce roman au rythme effréné, Ariana Harwicz nous immerge dans le monologue sauvage de Lisa, sa cocotte-minute intime, soulignant toute la violence de cette vie familiale, celle des ruptures, de l’incompréhension entre les êtres et les cultures. On referme ce brûlot avec un léger vertige et l’impression saisissante d’avoir été, pour quelques heures, complice de cette femme au bord de l’abîme.

  • Ariana Harwicz, née en 1977 à Buenos Aires, est l’une des figures les plus radicales de la littérature argentine contemporaine. Erreur de jugement est son deuxième roman à paraître en France après Crève mon amour (Seuil, 2020).
  • Il y a un petit côté David Lynch... Dangereusement addictif.
    Les romans de Harwicz sont un concentré de désir et de destruction.
    Harwicz dresse un portrait de femme, plus Francis Bacon que Mary Cassatt.
    Ariana Harwicz écrit, ou crie, la rage d’être mère.
  • On a demandé à des tueurs en série ce qu’ils avaient ressenti la première fois, si tuer avait été un geste glaçant. Pas tant que ça, à vrai dire, ont-ils répondu. On voit dans des vidéos de surveillance des assassins ou des kidnappeurs d’enfants aller déjeuner au restaurant avant de se jeter sous un train ou après avoir tué un enfant et l’avoir déposé, bien enveloppé, sous un lit d’hôtel. Les serveurs s’accordent à dire qu’ils mangent avec appétit, qu’ils sont d’humeur légère et cordiale. 99 % du temps, nous sommes des gens normaux, disent les parricides, la différence ne réside que dans le 1 % restant, ce petit 1% est tout ce qui nous sépare des criminels. Un juste avant et juste après, un tout petit rien. C’est à ces abominations qui ne mènent nulle part que je pense en mâchouillant un chewing-gum à la fraise. J’en mâche sans discontinuer, je me pourris les dents, je fais de bulles, c’est le parfum qu’ils aiment, je continue à en acheter par paquets aux caisses des supermarchés. Sans sucre, comme les aime E. Je reste chez Auchan jusqu’à la fermeture, le week-end j’ai moins le choix, je traîne dans d’autres endroits où je pourrais les croiser. Je les ai vus à deux reprises au rayon alcools, liqueurs à base de vodka, rhums arrangés, apéritifs, pastis digestifs, prosecco, mousseux, champagnes mi-secs, il en remplissait le caddie, vins pétillants, cidres, cocktails, et les enfants l’aidaient méthodiquement en faisant la chaîne pour se passer bouteilles, comme les files à la guerre, les volontaires qui distribuaient les denrées de première nécessité pour les soldats, ensuite tout ça finira dans la piscine construite en sous-sol qu’ils n’ont pas déclarée au fisc. Une grande nouba se prépare, on dirait, sûrement avec des couples et des amis de la région, avec d’autres enfants de leur âge, ils resteront tous dormir à la maison sur les lits empilables, sous les combles et sur les mezzanines, les adultes affalés un peu partout, un verre encore à la main, à travers les deux vastes étages de la maison. Plus tard, certains invités vendront leurs vignobles, entreront dans la spirale grandiose et non moins descendante des dettes envers le trésor public, et ils sauteront un beau matin du haut du viaduc Saint-Satur. J’avance dans les allées, maintenant je sais où sont placées les caméras de sécurité, puis je passe un long moment cachée dans les toilettes pour hommes au cas où l’un d’eux s’y précipiterait, la petite goutte sur le slip. Toujours pareil, le pissou après la longue journée d’école, même s’ils préfèrent généralement pisser sur les motos de collection garées dehors par les bikers du canton. Je vais faire un tour au rayon jouets, avant je pouvais leur voler un robot à piles, en payer un et cacher l’autre sous mon tee-shirt ou mon short, ça les faisait bien marrer, une fois dans la voiture, quand je sortais le robot, on se bidonnait devant la force de la magie. Attendez, maman en a trouvé un autre, surprise ! et ça sortait du short, de la culotte, comme le lapin du chapeau. Je les ai croisés deux fois depuis le verdict, je ne suis pas entièrement sûre qu’ils m’aient dit bonjour, je crois que si, l’un d’un geste de la main, l’autre d’un sourire, moi aussi, de la main et d’un sourire. Je me dirige vers le rayon prises, rallonges et câbles électriques, tout allait bien se passer pour moi, c’est bien connu, le désir total, l’allégresse histrionique et délirante donnent la nausée. Je repars au parking, pliée en deux, prise de haut-le-coeur, les crampes sont de plus en plus fortes, bouche de pélican grande ouverte. Je les vois au loin sortir tous les trois avec le caddy plein à ras bord, ouvrir le coffre de la voiture neuve, quelle marque est-ce, j’ai toujours été nulle en marques, une Audi, une Clio, une décapotable, un camion de combat, flambant neuve, en tout cas. Ils aident tous les deux leur papa à tout mettre dans le coffre, bouteilles et paquets de desserts à la crème chantilly. Je retourne au supermarché, mais il ferme. S’il vous plaît, s’il vous plaît, je fais des petits bonds infantiles et quelques pas de danse latina devant le rideau de fer et ils me laissent entrer au pas de course, en nage, ridicule. J’achète des saucisses de porc fumé, des paquets de chips à la moutarde, du vinaigre, du bacon surgelé, du riz thaï et je fourre le tout dans mon sweat kangourou, merci, merci, c’est très gentil à vous. Je crois qu’ils me regardent d’un air dégoûté, que même si je m’offrais gratuitement dans les locaux du magasin de voitures d’occasion, ils ne me toucheraient pas. Ne comptez pas sur moi, je ne m’offrirai pas, on ne peut pas savoir à l’avance ce que va devenir quelqu’un.

    Selon le jugement, mon HLM est trop exigu, un couloir avec peu d’ouvertures, pour conserver la chaleur. Selon le jugement, mon domicile est vétuste, inapte à accueillir mes enfants, je peux seulement les voir une fois par mois dans un espace de rencontre supervisé, pire que si j’étais une terroriste. Un lieu neutre d’où je vois le père fumer clope sur clope durant la rencontre. Parfois la fumée soufflée par le père me fait perdre le fil de la conversation et des jeux auxquels nous devons nous livrer à cause. Fff, fff, fff, il forme des nuages et écrit des messages dans l’air, il essaie de me communiquer un message à travers ces volutes, de me distraire, je l’ai signalé, mais je crois que l’assistante sociale présente dans la salle l’a mal pris, elle a noté quelque chose sur son rapport et je n’ai pas insisté. Les premiers mois, j’y allais en tenue d’intérieur, comme à mon habitude, qui a envie de porter du doré, des bretelles brodées ou un sweat rose avec un flocage. Dès mon lever, j’attendais qu’il soit 15 h 30 en buvant un café sur les bords de la Loire et j’allais dans le centre à pied. J’épiais chaque maison tout le long du village de Saint-Satur désert, la plupart abandonnées, je pouvais apprécier l’ambiance gothique de leurs salons fermés, étouffants, les coupoles noircies pas les incendies, les chaises longues en bois éparpillées sous les arbres où ils devaient boire jadis jusqu’à l’évanouissement. Parfois, quand j’avais du temps, j’ouvrais les chaînes ou j’enjambais la grille pour me faufiler à l’intérieur de ces taudis luxueux et seigneuriaux deux siècles plus tôt, aujourd’hui occupés par des ivrognes et des toxicos, des troupeaux nocturnes en quête de leur dose. Quand enfin l’État m’a attribué une avocate commise d’office, elle m’a toisée de la tête aux pieds et m’a dit : madame, il y a des codes vestimentaires à respecter si vous voulez avoir une chance de gagner. Dans un cas comme le vôtre, vous ne pouvez pas vous permettre de porter des vêtements en cuir, des motifs léopard, des décolletés ou des chaussures compensées, cela ne vous favorisera pas, vous comprenez ? Je ne peux pas vous représenter si vous n’y mettez pas un peu du vôtre. Le soir même elle m’a envoyé un texto, que j’ai lu assise au rond-point de Sancerre, et où, comme on prescrit un régime à un diabétique de type 2, elle m’indiquait une liste de tenues acceptable pour les jours d’audience. L’eau de la fontaine se déversait à mes pieds dans les fossés bondés de poissons, la nuit était tombée vite ce jour-là tandis que je réfléchissais aux affaires que je devais m’acheter au supermarché Colruyt ou chez Gemo, un pantalon noir, je n’en ai pas, des chaussures féminines sobres, je n’en ai pas, un chemisier uni de couleur claire, je n’en ai jamais eu, une visite chez le coiffeur, je n’y vais jamais. Votre image pourra jouer en votre faveur quand nous ferons appel de la décision du juge, a dit mon avocate. L’image, le ton, la posture corporelle. Ne vous tenez pas aussi penchée en avant, ne remuez pas autant les mains, ne parlez pas d’une voix rauque, et ainsi de suite. Mais les délais sont extrêmement longs dans ce pays, madame, les délais voyagent en charrette. En attendant, éviter les croquenots, éviter les bracelets cloutés, retirer les chaînes, y compris les plus fines, arranger les cheveux, travailler le regard et les gestes. Primo : ne pas avoir un aspect trop masculin car vous paraîtriez peu maternelle. Secundo : ne pas avoir un aspect trop féminin pour ne pas donner à entendre un penchant trop prononcé pour le sexe ou l’obscénité. Tertio : ne pas vous montrer comme un ver solitaire, vous passeriez pour une antisociale et, le cas échéant, on pourrait vous accuser d’être une marginale. Adoptez une attitude mesurée, habillez-vous et conduisez-vous de manière pondérée. Quand elle a vu les photos de chez moi, même topo, trop prolo, on dirait que vous vivez au XIIIe siècle, avec ces murs tout écaillés et couverts de moisissure. Elle m’a fait faire un autre cliché pour les juges. Il faut redonner un coup de pinceau, déplacer les meubles, chercher le bon angle par rapport à la lumière. J’ai obtempéré : j’ai décoré la maison avec des vases, j’ai retiré les fleurs et les petits tableaux de paysages agricoles achetés en brocante sur les bords de Loire. Aménager une chambre pour les garçons, tant pis si je n’ai pas de lits empilables, du moment que j’ai de bons matelas, les petits aiment ça, sauter d’un matelas à l’autre, poser des paquets cadeaux dessus.

    Entre deux visites, qu’est-ce qu’on peut faire en attendant que le mois passe, madame l’avocate commise d’office, qu’est-ce qu’on peut faire, je demandais comme une rengaine dans une scène poignante qui s’éternise, comme le hurlement d’un agonisant, quoi faire, quoi. Évitez de me harceler au téléphone, je vous prie, surtout en dehors des heures de travail. Qu’est-ce que je peux faire ? Faites comme vous le sentez, mais ne vous approchez pas de leur domicile. Je dois me tenir à quelle distance, maître ? Je ne peux pas passer mon temps à répondre à chacune de vos interrogations, je suis au tribunal, en audience toute la journée, je dois m’occuper d’autres clients, mais tâchons d’être raisonnables, d’accord ? En gros, vous ne pouvez pas vous approcher de leur village, au cours de ces quelques mois, tenez-vous à une dizaine de kilomètres de distance, comme ça vous êtes sûre de ne pas vous tromper dans le calcul. Tracez mentalement une ligne infranchissable, une longue ligne mentale située à une dizaine de kilomètres. Si vous dépassez cette limite, cela jouera contre vous dans la procédure d’annulation du jugement en première instance, et si le jugement définitif est en votre défaveur, cela ne servira à rien de porter votre affaire devant la cour de cassation. Quelle affaire ? Ne m’obligez pas à vous rappeler toute la difficulté de votre situation, je ne peux pas me consacrer entièrement à vous. Encore une fois, vous n’êtes pas ma seule cliente et je ne peux pas vous représenter si nous ne sommes pas alignées dans ce combat qui sera long et coûteux, mais que nous avons une chance de gagner. Soyons raisonnables et faisons preuve de patience, d’accord ? Au revoir*. Soyons raisonnables, me suis-je dit en traversant le vieux pont suspendu au-dessus de la Loire, si belle avec son fond semé de cadavres que j’ai versé quelques larmes. Si quelqu’un voyait ma tête à cet instant, il penserait à coup sûr que je pleure parce que je suis malheureuse. Tout avoir et être malheureuse, ne rien avoir et déborder d’allégresse, toutes les combinaisons malicieuses possibles et bien d’autres. Un jour j’ai trouvé le numéro de téléphone de chez lui, j’ai appelé quelquefois à l’aube, puis j’ai raccroché. Comment occuper ces longs jours d’attente avant la visite du mois, trouver un travail déclaré pour constituer un dossier plus solide, urgent. Avoir un chez moi, une voiture, une situation stable, une fiche de paie, une vie sociale, un environnement favorable et des ressources. Et donc un petit intérieur bien décoré, des photos dans la chambre des garçons, des vêtements neufs et un contrat à l’année dans les vignobles, tailler et vendanger selon les saisons. Tous les justificatifs envoyés à l’avocate, joints au mail, signés, puis scannés et imprimés au point reprographie du centre-ville. Et quoi d’autre ? Rien, madame, a dit la secrétaire du bureau du tribunal des affaires familiales, je vous le répète une dernière fois, nous commençons à perdre patience, vous devez attendre, tout ce que vous ferez dorénavant sera retenu contre vous. J’ai téléphoné au Centre d’action médico-sociale de Cosne. Je ne peux rien faire de plus pour vous, vous êtes sur liste d’attente, vous recevrez une convocation pour l’audience. Vous ne pourriez pas appeler la cour ou le tribunal pour connaître la date ? Je ne peux pas, et surtout, veillez à ce qu’il n’y ait pas de nouvelles plaintes ou éléments contre vous. Le reste du temps, vous pourriez faire du sport, vous ne pratiquez pas un art martial ? J’ai les mains moites, je ne dors plus, j’arrive seulement à manger à m’en rendre malade et à rester clouée au lit. Allez voir quelqu’un, rapprochez-vous d’un organisme d’aide, pratiquez une activité manuelle en groupe, je me suis déjà rendue dans ce genre d’endroits, quand je suis plongée au milieu de la détresse humaine, je finis toujours par me lever, demander pardon et partir.